Oui, mais le fait d’avoir un enfant handicapé nous contraint à faire, devant la porte de notre ego, un ménage que tous les parents auraient intérêt à faire. Bien sûr, ça fait plaisir d’être fier de ses enfants, mais ce n’est certainement pas la meilleure façon de les regarder, de les accompagner, la meilleure sorte d’amour à leur transmettre. Finalement, je pense que le fait d’avoir un enfant handicapé nous contraint à nous recentrer vers ce qui est vraiment fondamental, c’est-à-dire l’affection inconditionnelle. Si je n’aime mon enfant que parce qu’il me rend fier, il y aura quelque chose de biaisé qui, tôt ou tard, le fera souffrir. S’il se trouve en situation d’échec, il aura l’impression de décevoir. S’il se trouve en situation de succès, il aura peur que ça ne dure pas.
Bien sûr, on se met à la place de son enfant et on souffre de ce qu’on imagine être sa souffrance et qui l’est parfois. Les enfants handicapés peuvent être l’objet de moqueries ou de rejet. Mais je crois qu’apprendre à être parent consiste à comprendre qu’à un moment donné, quelles que soient ses forces et ses faiblesses, notre enfant va souffrir et que nous ne pourrons pas l’aider. Il va s’engager dans des relations amicales ou sentimentales, il vivra des déceptions existentielles, les premières trahisons, les premières déprimes. On peut les aider quand ils sont tout petits, les prendre dans nos bras. Mais ensuite ils affronteront des trous d’air au cours desquels nous ne pourrons plus les aider que de loin. Le rôle du parent n’est pas de protéger son enfant handicapé de toute forme de souffrance. Il peut en revanche lui apporter beaucoup d’amour, un environnement familial réjouissant, de l’affection, des amis qui passent à la maison. Ce sont les bons moments qui équilibrent et aident à supporter les moments douloureux.
Je crois qu’on est en fin de cycle. On sort d’une période qui a valorisé l’autonomie, l’indépendance, l’individualisme, la réussite. Et on redécouvre que les humains sont extrêmement fragiles et dépendants les uns des autres. Chaque fois que je réussis quelque chose, il y a beaucoup de gens dans les coulisses. L’amour qu’on m’a donné, la confiance qu’on m’a accordée, les leçons qu’on m’a délivrées, les modèles que j’ai observés… Je demande à mes patients de se remémorer toutes ces aides. Paradoxalement, cela améliore leur estime de soi et leur confiance. Croire que tout ce que j’obtiens provient de mon unique talent, cela fragilise. Alors que dans le travail sur la gratitude on comprend que les gens qui nous aident, nous adressent indirectement un message d’affection, d’amour, d’attachement, de sympathie, de bienveillance.
Et de manière encore plus indirecte, cela signifie : « Je suis digne d’être aimé » sentiment très fort. Il nous donne confiance dans ces ressources qui sont autour de nous, que peuvent représenter les actes, les gestes et les pensées de sympathie, d’affection des personnes à notre égard. Et je crois que pour les parents d’enfants handicapés, lorsque c’est le cas, recevoir l’aide de voisins, de cousins, d’amis, de proches, d’enseignants, d’éducateurs, est un merveilleux cadeau.
C’est une question d’ouverture du regard. Entre les souffrances, il y a des moments merveilleux, géniaux, étonnants, bouleversants, enthousiasmants… La vie est un mélange de tout cela. Chaque fois que je resserre mon regard, que je le rétrécis uniquement à ce qui va mal, ou même uniquement à ce qui va bien, j’évolue dans un monde bancal. Tôt ou tard, je vais me faire mal, je vais souffrir ou je vais faire souffrir. Et chaque fois que j’élargis mon regard, j’allège ma vie. Si quelqu’un m’écrase le pied, la douleur physique est une première flèche qui va s’estomper d’elle-même. Mais je peux aussi rajouter une deuxième flèche, comme disent les bouddhistes : me sentir méprisé par ce geste, me dire que les humains sont des égoïstes, agressifs. Cette couche de souffrance physique inutile qui n’a pas de limite matérielle, elle peut ne jamais avoir de fin. Nous sommes tous très doués pour cela.
Si on s’en tient aux souffrances que le réel nous inflige, la dose est suffisante pour nous occuper. Et si on peut éviter les souffrances surajoutées par un travail sur soi, c’est quand même bien mieux !
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